mercredi 15 décembre 2010



MES MILLE ET UNE RAISONS D'AIMER
MULHOLLAND DRIVE - DAVID LYNCH



"Ne quitte pas Los Angeles sans avoir vu Mulholland Drive !"
L'appel d'un ami de longue date, au moment où je boucle les valises pour rentrer à Paris. C'est la nuit, et je dois quitter l'hôtel sur Sunset Boulevard au petit matin. Je remonte les lacets de Laurel Canyon qui me bercent de droite à gauche, puis de gauche à droite, quand le faisceau de mes phares au cours d'un dernier balayage se pose sur l'indication que je cherche et que j'attends : Mulholland Drive.
Cette route serpente sur la crête des collines d'Hollywood et rejoint la Pacific Coast Highway Qui longe le littoral Pacifique sur toute la Californie. La parcourir, c'est de l'émotion assurée. D'un côté le bassin de Los Angeles qui s'étend vers San Diego. De l'autre, en miroir, une étendue identique s'étale dans San Francisco Valley.
La chaîne des Monts Santa Monica scinde les deux entités comme une saillie entre le rêve et la réalité, la symétrie est troublante. C'est là que Marlon Brando choisira de finir sa vie. S'y trouver en pleine nuit au milieu de la brume qui en masque les virages, illumine le chef d'oeuvre de David Lynch. Ce serait cette impression de dualité envoûtante, parfaitement ressentie jusqu'au malaise qu'elle provoque (une sorte de vertige) qui aurait fait naître l'idée et motivé le titre du film.




Mulholland Drive, extérieur nuit !

Les phares d'une limousine qui s'engage éclairent la plaque de cette route mythique qui devient étrangement symbolique dès la première image. Cette scène, je l'ai déjà vécue, je la comprends, je la ressens. Au-dessus la voûte noir d'encre où pulsent des étoiles presque éternelles, en miroir un écrin de lucioles aux pulsions éphémères. Quelques stars s'enluminent de nuit et se fanent au petit matin. Le chemin serpente au sommet d'Hollywood, puis descend se perdre dans la mer qu'on devine à peine. Suspendu dans le ciel, il semble ne mener nulle part sinon vers l'enfer. Sur la crête, où les plus belles villas du monde du cinéma côtoient des ravins dangereux, la brume maritime des hauteurs de la ville, l'interface de deux mondes qui s'opposent, des virages qui intriguent.
Soudain c'est l'accident, la rupture, la première faille dans la logique de l’espace et du temps. Juste avant, du maléfique. Pesant. Angoissant. À partir de là tout devient bizarre. Un bizarre qui ne s'arrêtera jamais, jusqu'à la dernière image.

Rita, la jeune femme indemne de l'accident, rejoint comme une poupée désarticulée Sunset Boulevard. Les noms ne sont pas innocents chez David Lynch. Là, il faut y attacher de l'importance tout au long du film. Dès le départ, la cassure de l'espace et du temps est flagrante. Cette situation est pratiquement impossible ! Il faut donc immédiatement abandonner toute référence à la réalité, surtout ne pas résister. On ne peut pas demander un consentement de l'esprit critique à la première violence, mais il ne faut pas se priver de la tentation.
Très vite s'impose une pièce maîtresse du puzzle : l'amnésie. Rita fait la rencontre de Betty, une actrice prenant l'envol pour la Cité des Anges et qui vient juste d'atterrir. Elles sont d'une beauté étrange, l'une brune, l'autre blonde, d'une gémellité encrée dans la différence, et tenteront d'unir leur quête pour comprendre ce qu'elles sont, ou de nous le faire comprendre, jusqu'à la fusion des corps… et même à leur confusion. Rita part à la recherche de sa propre histoire dans le sillage de Betty qui croit dans son étoile… ou à la Lune. Mais peut-être n'y a-t-il qu'une seule personne qui se transforme au sein de mondes parallèles, qu'une forme unique du désir qui nous entraîne. Là, c'est un point de vue ressenti.
Peut-on résumer ainsi le dédale d'un rêve ? Le seul fait de se réveiller et toute sa logique s'effondre. Pourtant il a bien existé, mais pour le voir il fallait avoir les yeux fermés, et les images "d'Abre Los Ojos" d'Alejandro Aménabar se convoquent d'elles-mêmes.
Peut-on encore crier au scandale à la vue d'un visage désaxé de Modigliani, désordonné de Picasso ou d'un cops torturé de Bacon ? L'homme reste une faille obligée de la Création, une éventration de son opulence. Même au cours des plus violents orages, du fracas dans sa tête, son esprit s'oppose. Depuis qu'il en a pris conscience, il veut tout contrôler. Mais le vouloir ne veut pas dire y arriver, même si l'Univers lui a confié la suite du voyage. L'artiste n'est pas le témoin d'une époque, il miroite en même temps. Il n'est pas un vecteur mais une source sous pression. Le trop plein de vapeur a trouvé son exutoire. Il faut essayer d'en respecter la moindre de ses émanations, sinon de s'enivrer des effluves de ses caprices.
Pour entrer dans le Monde en partie onirique de David Lynch, qui parfois s'embarrasse de schizophrénie, il faut être autant perméable qu'un buvard, aussi avide qu'une éponge. Rien ne sert de s'étonner quand une chose en devient une autre, même (et surtout) si c'est illogique. Il faut en accepter l'augure et s'en nourrir. Après tout, les lois de la nature nous sont comptées d'avance. Il n'y a pas beaucoup de différence entre parler des Dieux de la pluie et de l'anticyclone des Açores. Tout n'est qu'une question de langage. L'intimité de la réalité (ou la réalité intime) affronte en permanence son contraire et tout n'est que vide. Alors que la matière nous oppose pourtant une présence focale quand tout prédit qu'elle devrait s'évaporer à la vitesse de la lumière. Le vide est aussi plein qu'un œuf : il est le lieu des relations. Les forces qui nous entourent, aussi différentes soient-elles, font référence à une seule façon d'être. C'est au cours du temps (qu'elles ont d'ailleurs déployé elles-mêmes) que s'organise une fréquentation particulière d'occupation de l'espace de certaines, qui forment ce qui existe. La vie n’est qu’une suite d’images, le cinéma aussi. David Lynch ne sait peut-être pas à quel point sa pensée, ses analyses, ses évocations, sont proches des plus belles théories conceptuelles de l'Univers, tout simplement parce qu'il en est l'être conjoint. Privilégié, certes, mais un simple véhicule.
Mulholland Drive est une merveille de logique "universelle" qui lui est dictée par l'esprit qui lui a été confié. Il s'y mêle un scénario incroyablement habile, des références éblouissantes, un casting de rêve, une caméra qui explore avec l'œil de Dieu ou du Diable, qui fouille notre âme à la recherche de la raison de nos peurs, une musique envoûtante qui vous prend aux tripes, une direction d'acteur remarquable… en définitive, la preuve révélée de la possibilité d'utiliser enfin l'intégralité disponible de l'outil cinématographique.
Le premier génie du film, c'est de peupler d'hallucinant l'évanescence. Les personnages sont "allumés" jusqu'à l'incandescence. David Lynch nous entraîne dans un délire parsemé d'indices, autant de traces qui s'évaporent. Le film nous offre des énigmes à demi résolues, depuis l'illustration libre de nos angoisses, de nos démons cachés qui surgissent d'un gîte improbable, jusqu'aux raisons subtiles qui permettent au rêve de se nourrir de nous-mêmes. Il y a une différence entre le songe et la réalité. Dans la réalité, les conséquences des actes sont cohérentes, alors que ce n'est jamais le cas dans le rêve. Mais il reste encore une place pour le cauchemar éveillé. Il en est de même pour les contre-emplois fréquents dans le rêve, très rares en situations réelles. Ces critères sont respectés à la perfection dans une mise en scène fascinante, où l'obstination à souligner la psychose peut dérouter. Mais ne faut-il pas blesser l'intelligence par un propos outrancier pour en percer la cuirasse et révéler les fantasmes inavoués, le désarroi enfoui ou la peur de mourir qui conditionne toutes les autres ?
La passion n'est jamais le calme dans l'uniformité, elle génère un désordre qui force la création. Les pratiques infligées pour arriver au plaisir, à l'orgasme coûte que coûte, sont une façon de tromper la mort qui souvent leur succède. Peut-on par ces rites improvisés, si proches du sacrifice, évacuer les pulsions, occulter les espoirs déçus, lessiver sa mémoire des oublis masqués, s'unir aux corps que l'on a désirés, conjurer les humiliations que l'on subit à jamais ?
Il y a une lecture facile du film, il suffit de se laisser aller comme à l'écoute d'un poème. Les premiers vers de Verlaine, de Baudelaire ou de Valery, nous plongent immédiatement dans un monde qui nous emporte. On ne veut pas savoir si le soleil palpite vraiment entre les tombes. L'essentiel, c'est l'émotion. Hollywood figé en lettes brèches sur sa colline aux adieux, ses mirages, ses espoirs déçus, la frustration et la tentation de rêver sa vie par échec de vivre ses rêves, Mulholland Drive est un film en recherche de "final cut". Puis, chaque pièce s’imbrique dans un puzzle où rien ne manque. Comme éblouis par la lumière au sortir d’un demi-sommeil, une bascule soudaine du scénario nous renverse en révélant que le rêve puise dans la réalité la logique de ses conséquences. Alors, l'esprit part dans une course folle aux indices dans la mémoire émoussée, dont il faut aiguiser la lame. L’ivresse des sens qui découvre en avalanche la solution des énigmes, propulse le film au rang de chef d'œuvre. David Lynch l’a sublimé dans un rapport interactif, où chaque spectateur s'identifie avec le génie du metteur en scène.
Intrusion dans les images en visite guidée.
D'abord une séquence de Rock acrobatique, ce serait une sorte de be-bop, le Jitterbug, dansé en son temps par Marlène Dietrich (dont le nom commençait comme une caresse et finissait comme un coup de fouet), puis l'écran s'illumine d'une jeune femme brune, superbe (Laura Elena Harring), à l'arrière de la limousine qui s'engage sur Mulholland Drive pour en suivre les lacets. La voiture s'arrête et le chauffeur pointe un revolver sur la femme qui ne semble pas s’en étonner. Il s'installe immédiatement un malaise, comme si nous venions de freiner in extremis au bord d'une falaise. En face, surgissant presque des nuages, un bolide rempli de fêtards éméchés se jette sur la limousine arrêtée dans un fracas épouvantable. La jeune femme, sort hébétée de la carcasse de ferraille, emprunte le fossé et descend la colline menant aux lumières de Los Angeles. Elle trouve refuge dans une maison de Sunset Boulevard que la propriétaire vient de quitter. Tout semble étrangement facile, irréel. Le lendemain, une jeune femme, blonde, Betty (Naomi Watts) débarque à l'aéroport au matin. Fraîche, débordante d'enthousiasme, elle espère réussir dans une carrière d'actrice à Hollywood en venant emménager dans la maison de sa tante : c'est la même. Elle découvre la jeune femme brune sous la douche, amnésique, ignorant jusqu'à sa propre identité, qui emprunte son prénom à Rita Hayworth relevé sur une affiche de Gilda. Dans son sac… des milliers de dollars ! Dès lors, Betty et Rita décident de mener l'enquête pour essayer de comprendre le pourquoi du comment, à commencer par les raisons de l'accident. Dans le même temps, un jeune réalisateur, Adam, (Justin Theroux) se voit imposer par des maffieux, sous la menace, l'engagement d'une jeune actrice, avant de découvrir sa femme au lit avec un autre homme qui le rosse, ce qui casse la logique des comportements.
C'est parti, tout va s'imbriquer de manière insoupçonnable. D'ailleurs, David Lynch se plait parfois à souligner qu'il filme les séquences les unes après les autres, au fil de son intuition, en faisant confiance a ses démons pour le montage. Dans le cas présent je pense que c'était un ange, car le mécanisme fonctionne comme une montre suisse.
Mulholland Drive intrigue, déroute, ronge, inquiète, angoisse, mais aussi caricature, amuse par des scènes décalées (tuerie, maffieux, adultère). Les sujets difficiles sont abordés dans la délicatesse d'un univers poétique. Les répliques sont à prendre à la lettre et la caméra à suivre avec attention. Ce n'est pas difficile d'ailleurs, car David Lynch maîtrise l'une comme les autres et dirige nos émotions. De toute façon, elles s'impriment dans l'inconscient, pareilles au germe en attente de la bonne saison pour éclore en mémoire.
Mangeurs de pop-corns s'abstenir ! Les mauvaises critiques qui foisonnent viennent peut-être en partie de cette manie de se gaver l'estomac pendant la projection. Le simple bruit des articulations mandibulaires est un vrai sacrilège. Il faut bien retenir les visages et les noms de chacun, surtout si l'œil s'y accroche un seul instant, en passant. Il n'y a pas de plan filmé au hasard, un simple badge non lu… il en sera fini pour le fil de l'histoire.
Le film surfe sur les références cinématographiques de son art de façon presque chronologique. Engrossé par saccades d'une semence hybride, il accouche par l'oculus du cinéaste pour naître dans la culture du peintre, du photographe et du mélomane, car le talent de Lynch les possède toutes.
"Boulevard du Crépuscule" (Sunset Boulevard) de Billy Wilder, le cow-boy générique au marché de dupe emblème des Westerns mythiques, "Vertigo" (Sueurs Froides) d'Alfred Hitchcock, "Pulp Fiction" de Quentin Tarentino et "Kiss me Deadly" (En Quatrième Vitesse) de Robert Aldrich, par son culte de l'étrange où la boîte de Pandore reste ma seule énigme personnelle (et encore).
Lynch aime insérer des scènes de cabaret et de théâtre dans ces films (John Merrick pleure au cours d'une représentation dans "Elephant Man"). Ici, la séquence où un bonimenteur devant des spectateurs-mannequins figés nous annonce que tout n'est que play-back, que rien n'est vrai et qu'il faut se méfier des apparences, est, plus qu'une insertion, une initiation à ce qui précède et qui va suivre. Une allégorie de la Vie, une façon de le dire autrement, la transgression des codes, la suggestion d'une histoire en racontant autre chose.
Mulholland Drive est une étonnante leçon de cinéma récompensée par le Prix de la Mise en Scène au Festival de Cannes (2001) et couronné par le César du meilleur film étranger (2002). L'œuvre est d'une beauté à fendre l'âme, aux images de couleurs magnifiques cadrées pour nous la ravir. Le tout intimement lié à la musique inoubliable d'Angelo Badalamenti qui s'y connaît en envoûtement (A secret life, l’un des albums les plus émouvants de Marianne Faithfull ; Blue Velvet, une étude esquissée menant au chef d'œuvre abouti, comme le sera Lost Highway ; La Cité des Enfants Perdus et Un Long Dimanche de Fiançailles de Jean-Pierre Jeunet).
Rita et Betty, inconnues à l'époque du grand public, sont éblouissantes de finesse et de beauté qui ne se limite pas à la plastique. Laura Elena Harring, brune piquante, à mi-chemin entre Rita Hayworth (Gilda) et Ava Gardner (The Barefoot Contessa), joue avec la fragilité d'un elfe, puis déchire, troublante, en femme fatale qui masquait sa puissance redoutable… Naomi Watts, la blonde hitchcockienne, évolue entre Tippi Hedren (The Birds) et Grace Kelly (Dial M for Murder), dans un rôle complexe aux rebondissements renversants, ce qui lui permet d'étaler un registre d'actrice remarquable.
Justin Theroux dans le rôle d'Adam (dont l'Eve à croqué la pomme), le jeune réalisateur manipulé (qui reviendra dans "Inland Empire)" semble endosser tous les péchés de sa caste jusqu'à expier l'originel alors qu'il n'y est pour rien, ou Ann Miller (You Can't Take It With You) dont ce sera le dernier film, surprenante, reine des claquettes dans les années 50, sont parfaitement à leur place dans les scènes réalistes et subtilement décalés dans les fugues oniriques. Le reste de la distribution est léché à l'extrême... il y a du divin dans l'air.

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